Estyrel, le barde
Souffle court. Yeux hagards. Formes indistinctes qui défilent de part et d'autre. Une traque en forêt apporte toujours les mêmes saveurs. Aussi douces pour le chasseur, qu'amères pour la proie.

Ce jour-là heureusement, il était la proie. Mais il n'eût pas fait bon lui dire cela en cet instant. Il traversa un buisson, sans même apercevoir la couvée dévastée qu'il laissait derrière lui, avant de dévaler le coteau pour s'écraser dans un ruisseau en contrebas. La fraîcheur de l'eau le surprit. Malgré l'urgence de la situation, il se souviendrait plus tard s'être fait la réflexion que ce coin de forêt était joli.
Absurde.

Une sorte de grand loup brun, qu'il venait de déranger en train de boire, grognait devant lui, prêt à lui sauter à la gorge. Pas son jour, finalement! Une ombre passa sur la scène, soudaine et brutale comme un éclair d'obscurité, et l'homme fut couché par la bourrasque. Luttant pour retrouver son souffle au plus vite, il se relevait péniblement. Les arbustes les plus faibles étaient tombés avec lui. Il sut qu'il avait vraiment des problèmes en voyant que le loup avait changé ses plans. Très vite.

Il scruta les alentours. Une épaule démise par la chute commençait à se faire sentir. Dans des frondaisons aussi épaisses, impossible de porter son regard à plus de vingt mètres. C'était déjà un miracle qu'il ait pu courir aussi loin. Il ignorait toujours ce qu'était cet animal, mais il ne lui disputerait plus un repas...

Ce dragon semblait être en miniature, mais il volait en pleine jungle comme d'autres en plein air. A croire que pour lui les arbres n'existaient pas ! Une chance encore qu'il soit gêné plus près du sol...

Note pour plus tard : changer de métier. Ranger, ça devenait au-delà de ses forces. A son âge, peut-être une activité plus intellectuelle, peut-être ? Bon signe ça, de prendre le temps de réfléchir ! Vite, repartir. Reprenant confiance en son instinct, l'homme s'élança vers le côté. Changer de direction brouille toujours les pistes. Ressaisi, malgré son épaule douloureuse, il courrait maintenant plus vite. Il passa un arbre noueux, puis un petit promontoire, un rocher imposant... Distinguant une masse végétale, il remonta un peu la côte. Le chasseur n'avait été dupe que peu de temps.

En d'autres circonstances, il aurait sans doute hésité à s'engager dans cet amas indescriptible. Un repère rêvé pour n'importe quelle espèce de monstre, humains compris. Mais le son saccadé d'un vol parmi les troncs lui ôta toute appréhension. Il s'entendit hurler de douleur lorsqu'il croisa les bras devant son visage, et presque sans ralentir il se jeta sans retenue dans les branchages.

Le choc le plus terrible fut celui de la température. Le froid intense de la glace en occulta complètement la dureté. Ensuite le vent, un souffle glacial au sifflement strident, chargé de cristaux et qui semblait doté de sa volonté propre pour déchirer sa peau et ses quelques vêtements. Puis la sécheresse de l'air.Aucune humidité que le froid n'ait déjà gelée. Et ses cheveux tout poisseux de sang qui de figent et qui cassent. Il tenta de se relever, observa les environs. Une vaste terre gelée. Au loin un horizon clair et d'une incroyable netteté. Etait-ce un océan au loin ?

Terre et ciel partageaient les mêmes nuances pâles de bleu, de rose, et de gris. Curieusement presque rien ici n'était blanc, que cette dalle de glace à quelques pas de lui. Plantée toute en hauteur dans ce désert, elle se détachait distinctement, devant une haute citadelle de glace d'allure austère.

Lorsqu'elle s'attardait aux limites du champ de vision, la dalle semblait changer d'aspect, tandis que les irrégularités de sa surface dessinaient des entrelacs qu'on aurait pu dire... presque végétaux ! Trop choqué pour comprendre, l'homme tendit la main, et ne réagit pas en sentant sous ses doigts une branche dure et chaude, à un monde de là. Ahuri, il retira sa main et marcha sans réfléchir vers l'édifice.

Son instinct de ranger mis à profit cette marche pour estimer les dégâts subit par le corps qu'il habitait. Une blessure peu profonde à la tête avait beaucoup saigné avant d'être cautérisée par la brûlure du gel, une épaule semblait mal en point. Enfin le torse et les quatre membres avaient beaucoup souffert du passage dans les frondaisons. Dans une forêt lointaine, des lambeaux de chair ornaient les feuillages.D'autres collaient à la glace non loin d'ici.

Parvenu au pied de la citadelle, il n'était définitivement plus qu'un corps sans réflexion, dont personne n'aurait pu dire comment les membres gelés vivaient encore. Cherchant un passage vers la sécurité, il fit machinalement le tour de l'édifice. La monumentale silhouette l'écrasait de ses proportions, ses flèches dressées vers un ciel que le soir approchant rendait plus blaffard encore.

C'est au deuxième tour que la vision d'une porte ranima ses pensées. Une petite porte, suffisante pour lui. Tout juste.

Il ne sentait plus le froid maintenant, et la douleur l'avait depuis longtemps abandonné à son sort. Pris d'une bouffée d'angoisse, il hésita un instant devant l'inconnu. Malgré l'épuisement, il se repris à sourire. La loi de la survie...

L'intérieur de la tour était étriqué. Une lueur diffuse émanait par endroits. Des murs, de l'air lui-même parfois. Une succession de petites salles. Des cellules, plutôt. Certaines contenaient comme des stalles de pierre grise ou de bois. Toutes accueillaient le long de leurs murs des étagères du même bois. Il avait déjà rencontré ce type de bois, sortis de certains lacs dans des monts volcaniques. Fossilisé. Dur comme l'acier. Impossible à brûler. Momifié à jamais. Figé...

Dans l'air sec et tiède de la tour, des millions, peut-être des milliards de livres et de parchemins gisaient. Il tenta d'en ramasser un, le désagrégeant malgré ses précautions. Examinant les autres sans les toucher, il s'apperçut qu'ils étaient tous dans le même états : fragiles, le texte effacé par le temps ou quelqu'autre cataclysme. Un grand nombre semblaient avoir brûlé. Et tout cela reposait dans une odeur de cendres et de poussière.

Alors qu'il montait progressivement, il réalisa que la fatigue et les blessures ne le gênaient plus. Ilcommençait aussi à se faire une idée de l'architecture de la tour. Des milliers de cellules, voire des millions au vu des dimensions du bâtiment. Entre elles, des couloirs, des passerelles parfois montrant les murs translucides vers l'extérieur, et des espaces vides à donner le vertige.
"Un vrai labyrinthe..."

"Une bibliothèque surtout. D'anciennes archives antérieures au cataclysme"
Il se retourna brusquement, essayant par réflexe de bander son arc, perdu durant sa fuite. Celui qui venait de lui répondre se tenait à quelques mètres de lui. Il était vêtu d'un étrange vêtement ample, comme une sorte de robe d'un bleu sombre, mais qui lui laissait visiblement une grande liberté de mouvement. Un masque de la même étoffe ne laissait visibles que ses yeux, bleu nuit comme le reste.

"Qui êtes vous?"
"Tilgaar ! je suis... j'était ranger."
"et maintenant?"
"Je suis perdu..."
"Comment êtes vous parvenu jusqu'ici, Tilgaar le perdu?"
"Par la pierre dehors"
il réfléchit un instant...
"et par la porte que vous avez ouvert pour moi."
"Endurant et intelligent. Je cherchais quelqu'un comme toi, Tilgaar le perdu"
L'être se détourna brusquement, et Tilgaar le suivit dans les étages pendant des heures.

Les derniers étages étaient trés différents du reste de la tour.Jamais de sa vie de rustre Tilgaar n'avait imaginé tant de luxe.Des murs de soie, des coupes de fruits et des vasques de liqueurs étaient disposés ça et là avec un goût digne des plus grands seigneurs des légendes.Le maître de ces lieux disait n'en avoir aucun besoin, si ce n'est esthètique, mais il invita Tilgaar à s'en restaurer, et celui-ci s'aperçut que les coupes s'emplissaient d'elles-mêmes lorsqu'on y puisait.Lorsqu'un morceau de fruit souilla une étoffe du salon, Tilgaar n'eu pas le temps de s'en excuser auprés de son hôte.Aussitôt un serviteur effacé surgit, et bientôt plus rien ne laissait soupçonner l'incident.Le domestique zélé avait lui aussi disparu.Indifférent, le seigneur gravissait quelque marche vers une petite porte en bois massif.Tilgaar le suivit.

Naam l'Archiviste était un dieu, dont les attributs étaient de recueillir et de conserver la mémoire du monde.Tout comme sa demeure, son existence était bien antérieure au cataclysme qui avait dévasté ce monde.Jadis, dans cette bibliothèque divine, des millions de prêtres compilaient des ouvrages chargés d'un savoir immémorial.Bien avant l'armaggedon, ce savoir avait été rassemblé dans un seul ouvrage, que l'Archiviste gardait encore dans cette pièce aujourd'hui.

Il montra l'ouvrage à Tilgaar, et entamma son récit.Le récit de l'apocalypse, en phrases nobles et mots forts, avec tambours et trompettes, comme il se doit.Et aprés lui avoir dit, il lui enseigna comment dire.Avec sa voix dont le timbre ne devait rien à celle de son nouveau dieu.Et l'histoire succéda au récit, l'Histoire à l'histoire, la légende à l'Histoire, la poésie à la légende, et la chanson à la poésie.Et tandis que Naam parlait, l'âme sauvage du visiteur se rappelait les doutes qui l'avaient assailli dans un petit ruisseau, au coeur d'une lointaine forêt.Et lorsque bien des jours aprés l'Archiviste marque une pause, Tilgaar le forestier, gagné par l'illumination devînt Estyrel le barde, une âme neuve et exaltée, prête à convertir les sages aux Grandes Oeuvres.

Alors Naam fît donner une lyre à son hérault, et Estyrel entrepris de chanter l'évangile de l'Archiviste.Et lorsqu'enfin il y parvint, il repris sa route.Il n'emportait que sa lyre pour convertir le sage, une dague pour repousser l'importun, une tunique pour ignorer froids et tempêtes, enfin une besace pour manger, boire, se soigner et conserver ses trésors.C'est ainsi que la parole de l'Archiviste repris la route...


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