La vie de Aaricia a basculé l'année de ses 16 ans. Ce fut une journée maussade, grise, toute en bruine. Mais pouvait-il en être autrement : la jeune Aaricia Trémener enterrait son pauvre père. Cultivant une maigre terre, pêchant le reste du temps, il s'était tué à la tâche comme beaucoup de ce temps-là qui, n'ayant pour toute richesse que leurs deux bras et un fatalisme à toute épreuve, payaient leur place sur terre en sueur dépensée.
De sombres pensées assaillaient Aaricia alors que, soutenant sa mère accablée, elles s'en retournaient vers leur demeure. La nuit vint, apaisant pour quelques heures dans un sommeil sans rêve, une tristesse d'autant plus grande que Aaricia, faute d'en avoir pris le temps, n'avait jamais vraiment parlé à son père. Elle s'éveilla soudain, grelottant de froid, regardant sans comprendre la fenêtre ouverte. La lune brillait, blafarde dans la nuit glaciale. Une brume flottait au dehors, nimbant le décor d'une aura d'étrangeté. Comme attiré par l'obscurité, Aaricia se redressa dans son lit. La brume stagnante sembla alors sous ses yeux prendre forme humaine. Stupéfait, elle mit tout d'abord cela sur le compte du sommeil encore présent. Mais comme portée par un souffle de vent, une voix faible, lointaine, s'éleva alors :
-Ma chère fille, c'est moi, ton père...n'aie aucune crainte, je t'en pris !... Glacée, autant de peur que de froid, Aaricia devint livide. La voix reprit : à peine une journée et tu aurais déjà oublié mon visage ? Les contours du visage se dessinèrent, construits de lambeaux de brume. Aaricia, hallucinée, reconnut le portrait souriant de son brave homme de père. Il n'y aurait plus de peur en elle, mais le chagrin faisait rouler des larmes sur ses joues froides. -Mais...comment ? parvint-elle à demander -C'est ainsi, je vais partir, mon passage sur terre s'estompe et j'attends de voir « l'autre rive ». Mais pour cela, j'ai grand besoin de toi, ma fille. Et cette aura de brume qu'était encore son père parla longuement. Aaricia écouta et comprenait à présent beaucoup de choses : pourquoi entre autres son père s'éclipsait certains soirs de la maison et rentrait bien des heures après. La brume frissonna et deux formes apparurent. -Je vous attendais, fit le père. Se tournant vers Aaricia : Je te présente les Kerbrat. Si tu veux bien, ils voyageront en notre compagnie. Ca ne sera pas une charge bien grande pour tes bras car ils sont jeunes et le poids de leurs fautes ne pèsera pas bien lourd dans la barque. A présent, ma fille, il faut se dépêcher, habille toi et va mettre la barque à l'eau !.. Ils parlèrent encore longtemps durant la traversée. Au matin, sa mère crut que la tristesse s'était envolée des épaules de sa chère fille, et, en un sens, c'était vrai... Aaricia, en une nuit, avait appris bien des choses. Si de devenir à son tour le Passeur des légendes l'effrayait bien un peu, elle sentait que cette charge était noble et nécessaire. Mais bien plus, elle était profondément reconnaissant à cette providence d'avoir pu, par cette seconde chance, parler enfin à son père. Puis Aaricia rencontra François Macquer, dit « Fanch », et elle su qu'elle pouvait lui faire confiance. Il échangèrent leurs secrets et partagèrent leur solitude jusqu'au jour où Fanch l'attira loin du village. C'était le jour de la catastrophe, et à leur retour, il ne restait du village que quelques morceaux de bois éparpillés ça et là comme des feuilles mortes tombées d'un arbre... |